PILIERS VIVANTS
LES ARBRES
“La nature est un temple où des vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers”
Baudelaire
NEF OBSCURE
“-Sais-tu ce qu’est une nef obscure ?
Quelle question ! Une nef d’église non éclairée ou peu éclairée. La nuit toutes les nefs sont obscures. ”
Pas du tout. “Nef obscure” c’est le nom que les historiens d’art, Henri Waquet par exemple dans son “Art breton”, réservent à certaines églises gothiques construites au Moyen Age qui ne comportent qu’une seule rangée de vitraux sur les bas-côtés. Notre Dame du Folgoët est une nef obscure. Rien à voir avec les églises nèo-gothiques du XIXième siècle comme celle de Saint-Laurent à Lambézellec, qui fait partie comme Saint-Martin à Brest de ce que l’historien appelle le “renouveau factice du XIXième siècle parfaitement éclairées celles-là”.
Je me promène avec un ami brestois à qui j’ai promis depuis longtemps de parler de mon admiration pour“une nef obscure”. Je ne suis pas sûr qu’il m’ait bien suivi, surtout quand j’ai ajouté :
“-À Lambézellec nous avons aussi une nef obscure. Non pas Saint-Laurent, beaucoup plus près, à Kereval Vihan.
- Pardon ! Répète !!
- Kereval Vihan, un lieu-dit de Lambézellec près de Bohars”.
Mon interlocuteur n’en avait jamais entendu parler. Comment imaginer un sanctuaire dans un tel coin perdu ! Encore plus grande fut sa surprise quand je lui appris que cette nef invraisemblable n’avait ni porche d’entrée ni chevet ni vitraux et, tenez vous bien, ni murs porteurs. En revanche des piliers, beaucoup de piliers s’épanouissant en magnifiques arcades ogivales. Mais dans cette nef obscure régnait une atmosphère incomparable de fraîcheur, de silence, de sérénité oh ! combien propice à la méditation voire à la prière.
“-Ne cherche pas ! Mon église de Kereval n’en est pas une. C’est un sous-bois, une allée couverte, une route goudronnée qui serpente entre deux talus plantés d’arbres de haute futaie dont les ramures des cimes composent une voûte ogivale du plus bel effet. Les vitraux de ma nef obscure sont les étroits intervalles séparant les troncs.
- Ah ! Évidemment, vu comme çà !” admet mon vis-à-vis qui n’en revient pas.
UN TOIT, UN FRONTON
Qui se douterait que quelle que soit la religion qui l’a mis en place, un sanctuaire est avant tout un abri, abri pour les hommes et abri pour les dieux. Partout où l’homme errant s’arrête pour fixer sa vie, trouver de l’eau est son premier souci, de la nourriture ensuite. Mais très vite il songe à se protéger des forces malfaisantes de la nature, du froid, de la pluie, de la foudre etc.….L’abri recherché peut être naturel ou fait de sa main ; en ce cas c’est un toit et un toit nécessite un support. L’arbre est l’archétype, le modèle le plus ancien de ces supports de toit, l’ancêtre de toutes de toutes les colonnes, de tous les piliers qui se dressent sous un toit. Avant qu’il y ait des murs porteurs, il y avait des arbres. Un des plus grands historiens d’art sacré, Élie Faure, croit que le premier temple a été construit en Asie Mineure….“Des arbres plantés dans le sol par rangées de quatre formant rectangle croissant à leur sommet, quatre troncs horizontaux sur lesquels s’assied le toit en double pente pour l’écoulement des eaux de pluie….”
L’Asie Mineure, c’est la Turquie actuelle. Franchissons les siècles et franchissons la mer Égée. Et nous voici devant le plus illustre des temples ayant immortalisé le génie grec : le Parthénon. Si grande est sa perfection qu’on l’a copié non seulement dans tout le monde hellénique (et hellénistique) mais dans l’immensité de l’empire romain. Après l’éclipse du Moyen-Âge, la Renaissance italienne va lui donner une nouvelle vie. On construira dans la chrétienté du Vieux Monde des églises du style nouveau. Vont se multiplier à l’infini colonnes et pilastres cannelés, chapiteaux corinthiens, entablements et surtout frontons triangulaires couronnant les porches d’entrée. Quelle fortune extraordinaire que celle de notre humble crèche d’Asie Mineure, ses colonnades et ses traverses de bois! Sans chercher longtemps on peut observer quelques vestiges, quelques souvenirs de cette charpente primitive. Au moins deux. Lesquels? Tout d’abord les “triglyphes”. Ces trois traits jalonnant les entablements (ou architraves) rappellent les stries circulaires et concentriques témoignant de la croissance annuelle des fûts. Ensuite et surtout en façade du temple son couronnement, l’espace triangulaire que composent les deux bords inclinés du toit et la traverse horizontale qui les soutient. C’est le fronton, figure emblématique de l’art sacré de la Renaissance.
DES MURS ET DES COLONNES
Quand la religion nouvelle, celle du Dieu unique en trois personnes, est sortie au IVième siècle de l’ombre des catacombes et des grottes clandestines et a pu édifier des églises à ciel ouvert, elle aussi s’est inspirée de la nature forestière. Que sont en effets nos voûtes en berceau, nos croisées d’ogive s’élançant hors des piliers de nos nefs, que sont-ils d’autre que la réplique en pierre des élégants arceaux de branchage sortant en panache des troncs de nos essences forestières ?
Mon interlocuteur reprend la parole :
“ Si je te suis bien, je vois que nos églises gothiques du Folgoët, de Brest et même de ta nef obscure de Kereval n’ont fait que continuer les temples antiques.
“Non. Pas du tout. Au moins deux différences entre les maisons de Dieu, celles du monde païen et celles du christianisme !”
La première, lui dis-je, saute aux yeux. Ici les murs sous le toit, là des colonnes. Le temple, le temple romain sont entourés de colonnes, c’est le péristyle (ou portique) je dis bien : entouré. Le vrai temple est au centre de cette enceinte. C’est le Naos, les Romains disent la “Cella” (d’où notre français “cellule”). C’est là que réside la divinité, l’idole disaient les premiers chrétiens. Le Naos est inaccessible au public. Les fidèles n’ont droit qu’au péristyle pour leurs processions et leurs sacrifices. Pas de péristyle dans nos lieux de culte, à moins d’appeler ainsi, en jouant sur les mots, les travées de piliers séparant la nef des bas-côtés, un péristyle “intra muros” en quelque sorte. Ces piliers ne sont de simples supports ; leur valeur symbolique est grande. Ils représentent les apôtres, les douze apôtres piliers de la foi. Les colonnes finement cannelées des portiques grecs ne représentent rien.
COLLINE ET MOULIN
-“Tu as compris bien sûr. La vraie différence entre les deux religions est d’ordre spirituel. Chez les Grecs, les Romains et même les Gallo Romains qu’on oublie toujours de citer, le temple est un abri pour les dieux, chez les chrétiens c’est un abri pour les hommes. Leur dieu n’est pas de ce monde, il n’est pas prisonnier dans une cellule. Les divinités du Naos, je l’ai dit, sont de idoles, ce qui veut dire des images, quelque chose de concret que l’on peut voir et toucher.
J’ai cru bon d’ajouter que si le Naos était caché, le péristyle ne l’était pas, bien au contraire. Sa situation, perché sur un acropole, qui est une hauteur comme un moulin sur une colline, le désigne à l’attention de tous, amis ou ennemis, tutélaire pour les premiers, menaçant pour les autres, c’est la mission que l’on attribue aux dieux ou aux figures de proue des vaisseaux.
Il est de temples dont on parle rarement, probablement parce qu l’ingrate France a oublié ses origines gauloises ou a voulu les oublier. Ces temples sont ceux des druides et de leurs fidèles. Ils n’ont ni Naos ni Cella ni péristyle. Que dis-je, ils n’ont souvent aucun toit ou alors, comme à Kereval, des frondaisons de chênes, ou, la plupart du temps, la voûte des cieux. Qui se douterait que ces clairières, en pleine forêt, sont les lointains prédécesseurs de nos enclos paroissiaux bretons ?
AU PIED DE MON ARBRE
Baudelaire comparait la nature à un temple et les arbres à des piliers vivants. Plus connu, plus accessible à tous, petits et grands, La Fontaine va plus loin, beaucoup plus loin. Il a vu dans le chêne “un homme dont la tête, au ciel était voisine et dont les pieds touchaient à l’empire des morts”. Il en faisait un trait d’union entre les divinités du monde d’en haut et celles du monde d’en bas. Ce n’est plus un simple support de toit, notre arbre. Immense est sa valeur symbolique. Ses lettres de noblesses sont les plus anciennes qu’on puisse imaginer. Nos parents, Adam et Eve, nous dit la Genèse, ont pu contempler au premier matin du monde deux arbres, celui de la Connaissance et celui de la Vie. Un autre paradis, celui des Celtes, a immortalisé les pommiers. C’est l’île d’Avallon, terre de vivants, de l’éternelle jeunesse.
Revenons sur terre. Voici l’Arbre de mai, emblème du renouveau et du printemps. La Révolution française, autre renouveau, a planté sur son sol en même temps que les trois couleurs de la liberté, des milliers d’arbres éponymes.
On eût pu croire qu’avec de tels titres de gloire, l’arbre serait à jamais un objet sinon d’adoration du moins de respect. Que nenni ! En ce début du XXIième siècle, force est de constater qu’il n’en est rien. On l’attaque de tous côtés. Tout se passe comme si l’homme moderne voulait faire triompher le minéral devenu aveugle et sourd aux merveilles de la nature verdoyante. Urbanisation, viabilisation, déforestation, trois têtes de l’Hydre de Lerne contemporaine. Il y a beau temps qu’on ne croit plus Bernard de Clairvaux quand il écrivait : “Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres t’enseigneront des choses qu’aucun maître ne te dira”.
Brest le 15 septembre 2010
H.J Turier